Le grand chosier
Chosier, voilà un mot tout simple ; un mot de la même famille que… – ça se voit comme le nez au milieu de la figure – que le mot chose. Et ce mot de chosier existe depuis déjà cinq siècles ; il a été inventé par Rabelais. Mais, bizarrement, il n’a pas fait carrière. Personne ne s’y est intéressé. Ne s’en est saisi, ne l’a repris. Personne n’en a fait usage, n’en a fait… sa chose. (Et cet emploi unique d’un mot, cette bizarrerie, cette curiosité de la langue – profitons-en pour le signaler –, c’est ce qu’on appelle un hapax. Lequel hapax, soit dit en passant, ne doit pas trop se faire remarquer, faire parler de lui, sinon il perd, par le fait, son statut d’hapax.)
Rabelais employa ce mot de chosier dans son « Gargantua », un livre de pédagogie. Gargantua est le père de Pantagruel. Il apprend la vie à son fils ; l’humanisme ! Qui gagne alors l’Europe. Toutes les places d’Europe où souffle l’esprit. Gargantua dit à son fils que, lui, son père, il ne peut lui donner qu’un aperçu du monde, du vaste monde. Parce qu’il est inépuisable, notre monde (et ses environs) ; il recèle bien des trésors, bien des mystères, bien des surprises… Bien des choses, somme toute ! Et il change en plus ; il est toujours en transformation, en construction… Toujours en mouvement. Toujours recommencé.
Alors, pour résumer sa leçon, à la fois de modestie et d’ouverture, Gargantua a cette formule : « Il y a bien des choses en un chosier. »
Ainsi le monde, le vaste monde, c’est le grand chosier. Dont on ne rendra jamais un compte parfait, total, définitif. Dont on ne finira jamais de rendre compte.
Et moi, si je vous ai raconté en bref l’histoire du mot chosier, c’est d’abord parce que je trouve que c’est une belle histoire ; ensuite parce que je trouve que ce mot devrait revenir sur le marché de l’emploi. Et j’ai pensé qu’il pourrait servir – entre autres choses ! – à désigner ce machin qui est brusquement arrivé dans nos vies et qui s’est installé partout en l’espace de deux décennies, à peine : le réseau mondial des réseaux télématiques, le réseau des réseaux, l’internet.
Avez-vous remarqué qu’un des noms qui est le plus souvent utilisé, maintenant, pour désigner cette invention à la fois du feu de dieu et de tous les diables, cette invention capable de nous servir l’univers à domicile, c’est un vieux mot, un mot qui a déjà beaucoup servi, et qui a encore et toujours beaucoup de sens… C’est le mot toile.
Eh bien, on pourrait dire aussi : chosier, pourquoi pas ? Il me semble, moi, que ça lui va vraiment bien : chosier, ou plutôt grand chosier… Manière d’espèce d’immense conteneur contenant bien des choses. Tous les savoirs ! Tous les savoirs et… tout le reste, ma foi.
Et si le mot chosier réussit son retour, reprend vie, s’il se taille une place comme synonyme de web, ou internet, ou toile, sûr qu’il prendra vite aussi un sens figuré ! Allez alors, redonnons-lui sa chance, à ce beau mot de chosier !
Par Zapf DINGBATS
Illustration : Palix
Paru dans L’avenir de Luxembourg | Actu24